EVA 23 : Explorer de nouvelles frontières

Luca souriant

Crédits : ESA/NASA

Mes yeux fermés, j’écoute la voix de Chris énonçant la pression atmosphérique à l’intérieur du sas de sortie – C’est proche de zéro maintenant, mais je ne suis pas fatigué – plutôt le contraire ! Je me sens complètement chargé, comme si c’était de l’électricité et non du sang qui coulait dans mes veines. Je veux juste m’assurer de savourer l’expérience et me souvenir de tout. Je me prépare mentalement à ouvrir la porte car je serai le premier à sortir de la station cette fois. C’est peut-être aussi bien que ce soit la nuit : au moins il n’y aura rien pour me distraire. Lorsque je lis 0.5 psi il est temps de tourner la poignée et soulever la trappe. A l’extérieur c’est le noir absolu, pas la couleur noir, mais plutôt une absence complète de couleurs. Je m’abreuve de la vue pendant que je me penche pour attacher nos câbles de sécurité. Je me sens complètement à l’aise lorsque je pivote pour laisser passer Chris. En quelques secondes nous finissons de nous contrôler mutuellement et nous nous séparons. Même si nous nous dirigeons tous les deux plus ou moins vers la même partie de la Station Spatiale, nos routes sont complètement différentes, définies par la chorégraphie que nous avons méticuleusement étudiées. Ma route est directe, vers l’arrière de la Station, pendant que Chris doit aller en premier vers l’avant pour enrouler son câble autour de Z1, la poutre centrale au dessus du Node 1. A ce moment-là, aucun de nous en orbite ou sur Terre ne peut imaginer combien cette décision va influencer les événements de la journée.

Luca en EVA

Crédits : NASA

Je fais très attention à chaque mouvement pendant que je fais chemin vers le sac de protection que nous avons laissé dehors la semaine précédente. Je ne veux pas commettre l’erreur de me sentir tellement à l’aise que je sois relaxé. A l’intérieur du sac je trouve les câbles qui font partie de ce qui sera peut-être ma tâche la plus difficile de la journée. Je dois les connecter aux prises extérieures de la Station pendant qu’en même temps je les fixe à la surface de la Station avec des petits fils métalliques. Les deux opérations impliquent de devoir utiliser beaucoup mes doigts, et je sais d’expérience que cela sera très fatiguant à cause des gants pressurisés.

Chris lors de l'EVA 23 de nuit

L’astronaute de la NASA Chris Cassidy (Crédits : NASA)

Chris a partiellement connecté le premier câble la semaine dernière, donc je saisis la partie qui n’est pas encore attachée et je la guide avec précaution vers la prise. Après une petite difficulté initiale, j’informe Houston que j’ai terminé la tâche et que je suis prêt pour le second câble. Après avoir saisi le prochain câble, je me place dans ce que je pense être la position la plus difficile pour travailler de toute la Station : Je suis littéralement coincé entre trois différents modules, avec ma visière et mon PLSS (mon « sac à dos ») à seulement quelques centimètres du mur externe du Node 3, du Node 1 et du Lab. Très patiemment, avec un effort considérable je réussis à brancher un bout du second câble à la prise. Puis, en reculant à l’aveugle, je me libère de la position bizarre que j’avais pour travailler. Au sol, Shane me dit que j’ai presque 40 minutes d’avance, et Chris est également en avance sur ses tâches. A ce moment précis, juste comme je réfléchi à la façon dont je vais dérouler le câble proprement (il bouge comme s’il possédait sa vie propre en apesanteur), je « sens » que quelque chose ne va pas. La sensation inattendue d’eau à l’arrière de mon cou me surprend – et je suis dans un endroit où je préférerais ne pas être surpris. Je bouge ma tête d’un coté à l’autre, confirmant ma première impression, et avec un effort surhumain, je me force à informer Houston de ce que je peux sentir, sachant que ça pourrait signaler la fin de cette EVA. Au sol, Shane confirme qu’ils ont reçu mon message et me demande d’attendre des instructions. Chris, qui vient de terminer, est toujours là et il s’approche pour essayer de voir quelque chose et localiser la source de l’eau dans mon casque. D’abord, nous sommes tous les deux convaincus que ça doit être l’eau potable de ma gourde qui a fuit par la canule, ou bien la transpiration. Mais je pense que le liquide est trop froid pour être de la sueur et surtout j’ai le sentiment très net que ça augmente en volume. Je ne peux voir aucun liquide sortir de la valve d’eau potable non plus. Lorsque j’informe Chris et Shane de ceci, nous recevons immédiatement l’ordre de « terminer » la sortie. L’autre possibilité, « annuler », est utilisée pour des problèmes plus sérieux. On m’enjoint de retourner au sas. Ensemble nous décidons que Chris devrait sécuriser tous les éléments qui sont dehors avant de revenir vers le sas, c’est à dire qu’il va d’abord se déplacer vers l’avant de la Station. Et donc nous nous séparons.

Luca coincé entre trois modules de l'ISS

Luca « coincé » entre trois modules de l’ISS (Crédits : ESA/NASA)

Comme je rebrousse chemin vers le sas, je suis de plus en plus certain que l’eau augmente. Je la sens couvrir l’éponge de mes écouteurs et je me demande si je vais perdre le contact audio. L’eau a également presque tout couvert le devant de ma visière, s’y collant et obscurcissant ma vision. Je réalise que pour traverser l’une des antennes qui est sur ma route, je vais devoir placer mon corps dans une position verticale, aussi pour que mon câble de sécurité se rembobine normalement. A ce moment, comme je me tourne « vers le bas », deux choses se produisent : le soleil se lève, et ma capacité à voir – déjà compromise par l’eau – disparaît complètement, rendant mes yeux inutiles ; mais pire que ça, l’eau couvre mon nez – une sensation vraiment affreuse que j’empire par mes tentatives vaines de déplacer l’eau en remuant la tête. Pour le moment, la partie haute du casque est pleine d’eau et je ne peux même pas être sûr que la prochaine fois que je respirerai, je remplirai mes poumons avec de l’air et non pas du liquide. Pour compliquer les choses, je réalise que je ne peux même pas déterminer quelle direction je dois prendre pour revenir au sas. Je ne peux voir que quelques centimètres devant moi, même pas suffisant pour prendre les poignées que nous utilisons pour nous déplacer autour de la Station. J’essaye de contacter Chris et Shane : Je les écoute se parler, mais leurs voix sont très atténuées maintenant : Je peux à peine les entendre et ils ne peuvent pas m’entendre. Je suis seul. Je pense furieusement à un plan. C’est vital que je revienne à l’intérieur aussi vite que possible. Je sais que si je reste où je suis, Chris viendra me chercher, mais combien de temps ai-je ? C’est impossible à savoir. Je me souviens alors de mon câble de sécurité. Le mécanisme de rembobinage de ce câble a une force d’environ 1,4 kilogrammes qui me « tirera » vers la gauche. Ce n’est pas beaucoup, mais c’est la meilleure idée que j’aie : suivre le câble vers le sas. Je me force à rester calme et, patiemment, en cherchant à tâtons les poignées, je commence à bouger, tout en pensant à la façon d’éliminer l’eau si elle devait atteindre ma bouche. La seule idée à laquelle je pense est d’ouvrir la soupape de sécurité près de mon oreille gauche : si je crée une dépressurisation contrôlée, je devrais réussir à faire sortir un peu d’eau, au moins jusqu’à ce qu’elle gèle par sublimation, ce qui arrêterait le flux. Mais faire un « trou » dans ma combinaison serait vraiment en dernier recours.

Le Centre de Contrôle de Mission de Houston (Crédits : NASA)

Le Centre de Contrôle de Mission de Houston (Crédits : NASA)

Je me déplace pendant ce qui me semble être une éternité (mais je sais que ce ne sont que quelques minutes). Finalement, avec un soulagement énorme, je peux entrevoir à travers le rideau d’eau en face de mes yeux, la couverture thermique du sas : encore un peu et je serai en sécurité. L’une des dernières instructions que j’ai reçues était de rentrer à l’intérieur immédiatement, sans attendre Chris. Selon le protocole, je devrais entrer dans le sas le dernier, parce que j’étais le premier à le quitter. Mais ni Chris ni moi n’avons de problèmes à changer l’ordre dans lequel rentrer. Me déplaçant avec les yeux fermés, je réussis à entrer à l’intérieur et à me positionner pour attendre le retour de Chris. Je sens un mouvement derrière moi ; Chris entre dans le sas et d’après les vibrations, je sais qu’il est entrain de fermer la trappe. A ce moment-là, les communications passent à Karen que, pour une raison quelconque, je réussis à entendre assez bien. Mais je réalise qu’elle ne peut pas m’entendre car elle répète mes instructions même si j’ai déjà répondu. Je suis les instructions de Karen du mieux que je peux, mais lorsque la repressurisation commence je perds tout audio. L’eau est maintenant à l’intérieur de mes oreilles et je suis complètement isolé. J’essaye de bouger le moins possible pour éviter de faire bouger l’eau dans mon casque. Je continue à donner des informations sur ma santé, disant que je vais bien et que la repressurisation peut continuer. Maintenant que nous sommes entrain de repressuriser, je sais que si l’eau m’envahit je peux toujours ouvrir le casque. Je perdrai probablement conscience, mais dans tous les cas ça sera toujours mieux que de me noyer dans mon casque. A un moment donné, Chris saisit mon gant avec le sien et je lui fais le signe universel « ok » avec le mien. La dernière fois qu’il m’a entendu parler c’était avant d’entrer dans le sas ! Les minutes de repressurisation défilent et finalement, avec un sentiment de soulagement inattendu, je vois la porte interne s’ouvrir et l’équipe au complet assemblée derrière, prête à aider. Ils me font sortir et aussi vite que possible, Karen détache mon casque et le tire avec précaution au dessus de ma tête. Fyodor et Pavel me passent une serviette et je les remercie sans entendre leurs mots car mes oreilles et mon nez sont toujours plein d’eau pendant encore quelques minutes.

Aube orbitale

Crédits : ESA/NASA

L’espace est une frontière, rude et inhospitalière et nous sommes des explorateurs, pas des colons. Les compétences de nos ingénieurs et la technologie qui nous entoure font paraître les choses simples lorsqu’elles ne le sont pas, et peut-être que parfois nous oublions ceci. Il vaut mieux ne pas l’oublier.

 

 

 

 

Cet article a été écrit initialement par Luca Parmitano, le premier astronaute de la promotion 2009 de l’ESA à monter à bord de la Station Spatiale Internationale. Il orbite au dessus de notre tête depuis le 29 Mai 2013. Article en anglais posté le mardi 20 Août sur le blog de sa mission Volare : EVA 23: Exploring the frontier

 

 

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