L+51, L+52 : Quand l’alarme de la fuite d’ammoniac s’est déclenchée dans l’ISS…
L+51, L+52 : Mercredi 14 Janvier 2014
(écrit samedi 17 janvier)
Bonjour tout le monde, maintenant que les choses sont en grande partie revenues à la normale dans l’ISS, c’est le moment de rattraper le retard avec les articles du journal de cette semaine. Et quelle semaine ça a été !
Pour en revenir à mardi, nous avons pu entrer dans le Dragon et décharger la cargaison importante, principalement tout ce qui nécessitait d’être conservé au froid. Mercredi, comme vous avez pu l’entendre, nous avons eu une certaine excitation ici à bord et dans les centres de contrôle à travers le monde lorsque l’alarme de fuite d’ammoniac s’est déclenchée.
Je venais de terminer une conférence vidéo mensuelle avec mes supérieurs de l’ESA et j’étais sur le point de commencer la révision de la procédure d’installation pour l’expériene Airway Monitoring sur l’ordinateur de mon coin couchage, lorsque tous les haut-parleurs de la Station ont commencé à transmettre la tonalité dont on est sûr qu’elle capte l’attention immédiate de tout le monde : la tonalité d’urgence.
Je suis sortie de mon coin couchage et j’ai regardé le panneau d’avertissement le plus proche sur lequel je pouvais poser mes yeux vers la cloison arrière du Lab, et voilà, la troisième lumière à partir de la gauche était allumée en rouge : même sans lire l’étiquette, je sais que la troisième lumière est la fuite d’ammoniac redoutée. Non pas que je chérisse l’idée d’avoir un incendie ou une dépressurisation (les deux autres scénarios qui peuvent déclencher une alarme d’urgence), mais l’ammoniac, à ce qu’on m’a dit, peut vous tuer vraiment vite. Je ne pouvais pas distinguer d’odeur d’ammoniac dans la cabine, mais je n’ai certainement pas reniflé beaucoup : j’ai immédiatement saisi un masque à oxygène, et je me suis dirigée vers le segment russe en compagnie de Terry, Butch et Sasha. Elena et Anton étaient déjà là-bas à ce moment-là.
Après s’être assurés que personne n’était resté derrière, nous avons fermé la trappe, isolant le segment russe du segment américain de la Station et nous avons commencé à préparer l’équipement de mesure de l’ammoniac et les respirateurs anti-ammoniac. Avant que je n’aille plus loin, si vous êtes intéressés par quelques informations de contexte (comme par exemple pourquoi il y a un danger de fuite d’ammoniac, ou pourquoi le segment russe est un refuge sûr ou à quoi ressemble les réponses en cas de fuite d’ammoniac), vous pouvez jetez un œil sur ces articles de mes entraînements :
L-142 : Fuite d’ammoniac ? Voici d’où ça pourrait venir…
et
L-140 : … et voici ce que vous feriez (fuite d’ammoniac dans l’ISS)
Revenons à notre histoire… quelque minutes après que l’alarme se soit déclenchée, Houston nous a appelé et a déclaré qu’il s’agissait d’une fausse alarme, nous avons donc laissé tomber les procédures d’urgence et nous sommes revenus dans le segment US, le trouvant bien sûr inhabituellement calme, puisque la réponse automatique du véhicule était d’arrêter l’ensemble des nombreux ventilateurs de la Station.
Pourquoi une fausse alarme ? Et bien en regardant la télémétrie de la Station, les contrôleurs de vol n’ont trouvé aucun indice prouvant qu’il y avait réellement une fuite d’ammoniac et tout indiquait plutôt un dysfonctionnement de l’ordinateur. Mais ce n’était que le début d’une longue journée pour tout le monde…
Comme nous étions en train de remettre en place les équipements d’urgence et de revenir à la normale, nous avons reçu un appel inhabituel du CAPCOM : « Fuite d’ammoniac exécuter les procédures d’urgence. Fuite d’ammoniac, exécuter les procédures d’urgence. Fuite d’ammoniac, exécuter les procédures d’urgence ».
Comme nous l’avons appris par la suite, Houston avait entre-temps commencé à voir quelques signes dans la télémétrie qui pouvait potentiellement indiquer une vraie fuite d’ammoniac dans la cabine, en particulier une légère augmentation de la pression de la cabine : tout du moins, une vraie fuite ne pouvait plus être exclue à ce moment-là.
Nous avons donc mis nos masques et nous nous sommes de nouveau réfugiés dans le segment russe. Encore plus que la première fois, je crois que la pensée que nous ne rouvrions peut-être plus jamais la trappe a traversé l’esprit de tout le monde au moment où nous fermions celle-ci.
Nous avons déroulé la procédure complète de réponse en cas de fuite d’ammoniac et, après avoir échangé les masques à oxygène par des respirateurs avec des filtres anti-ammoniac, nous avons pu confirmer avec les tubes Draeger que l’atmosphère dans le segment russe n’était pas contaminé, donc qu’il était sûr à respirer.
Nous avons ôté les respirateurs et finalement nous nous sommes réunis dans le Module de Service russe, pressé d’entendre ce que Houston avait à nous dire concernant la fuite suspectée. Nous avons appris que pour atténuer la fuite possible, la pompe du circuit de refroidissement externe B avait été arrêtée et que la pression du circuit avait été réduite, mais nous étions soulagés d’entendre que l’ammoniac n’avait pas été évacuée du circuit vers l’espace : un scénario possible dans une situation comme celle-ci, mais également une action qui aurait paralysé la Station Spatiale pendant une longue période.
Suite à l’arrêt du circuit, une horloge thermique s’est mise en route pour de nombreux équipements à bord : s’ils ne sont pas arrêtés dans un certain délai, ça peut surchauffer. Donc, les centres de contrôle de plusieurs pays ont été occupés à réaliser une mise hors tension qui aurait le moins d’impact possible sur les systèmes de la Station et sur les expériences scientifiques.
Je pense que vous comprenez : les centres de contrôle ont eu le travail difficile à partir de là. Nous étions en sécurité, nous allions bien et avions peu de choses à faire, à part attendre. Sachant quel moment stressant les gars et les filles au sol étaient en train de vivre, nous avons essayé de garder le silence et n’avons jamais réclamé d’infos, attendant patiemment qu’ils nous appellent, et c’est bien sûr ce qu’ils ont fait régulièrement.
A chaque information, il était de plus en plus clair que tout pointait vers une fausse alarme, mais nous n’étions pas sûrs que nous serions autorisés à quitter le segment russe avant le lendemain.
Pendant tout ce temps, nos collègues russes ont été incroyablement accueillants. Ils nous ont même donné trois conteneurs de nourriture que nous pouvions utiliser pour nous-même, ainsi nous ne nous sentirions pas mal à l’aise de devoir piocher dans leurs conteneurs ou de demander tout le temps. Quand le courant a été rétabli dans les prises, j’ai pu donner un coup de fil rapide à ma famille pour leur dire que j’allais bien. Et Elena m’a laissée lui emprunter son accès internet, j’ai pu ainsi écrire un tweet rapide et faire en sorte que tout le monde sache que nous allions bien.
Nous ne savions pas quelles informations relayaient les médias et nous étions inquiets que les gens puissent s’inquiéter pour nous.
Finalement, en début de soirée, nous avons reçu les instructions de rouvrir la trappe et de revenir. Pour être totalement sûr, nous avons tous mis nos respirateurs anti-ammoniac. Houston nous a enjoint d’envoyer deux personne à l’avant pour contrôler l’atmosphère en premier et Butch a décidé que comme lui et Terry étaient assis à droite dans le Soyouz, ce serait eux qui iraient. Après quelques minutes ils ont rappelé en disant que les contrôles étaient négatifs et nous avions la confirmation finale : il n’y avait pas eu de fuite d’ammoniac !
Après une journée d’attente, nous étions prêts à agir : nous avons rapidement réuni tous les équipements d’urgence utilisés, rangeant ce qui pouvait être réutilisé, jetant à la poubelle ce qui devait l’être. Nous avons fait le point avec Houston concernant les masques à oxygène : combien avaient été utilisés et comment redéployer au mieux les masques restants dans la Station pour s’assurer que nous étions prêts à répondre à toute autre situation d’urgence. Et nous avons pris quelques mesures qui ne pouvaient être réalisées à distance par le sol pour sécuriser les équipements après les mises hors tension.
Enfin, nous avons pu nous préparer à nous coucher : comme la ventilation n’avait pas été restaurée dans le Node 2, Columbus et le JEM, nous ne pouvions pas dormir dans nos quartiers d’équipage et avons dû camper dans les modules arrières. J’ai installé mon emplacement de camping dans le Lab : camper en apesanteur est vraiment simple : vous attachez seulement votre sac de couchage à une main courante et vous êtes prêt pour une bonne nuit de sommeil !
Dès le lendemain nous étions prêts à sauter de nouveau dans le programme scientifique chargé des semaines à venir, grâce au travail rapide de replanification fait au sol.
Au fait, aussi malheureux que cet événement ait pu être, à bien des égards nous avons été chanceux : le Dragon était complètement amarré, tous les éléments qui devaient être conservés au froid avaient été retirés, aucun d’entre nous n’était en train de travailler sur une expérience qui aurait subit des dommages si elle avait été retardée ou laissée sans surveillance.
Cela aurait été le cas, par exemple pour l’expérience de l’ESA « T-Cell », que j’ai réalisée mardi : si l’alarme d’ammoniac s’était déclenchée ce jour-là, nous aurions perdu l’expérience. Donc, au final, nous avons été chanceux : ce doit être parce que sur l’expédition 42, nous savons toujours où se trouve notre serviette !
Cette note est la suite d’une longue série de notes de Samantha Cristoforetti, astronaute italienne de l'ESA, qui a entrepris l’écriture d’un journal de bord quotidien relatant son entraînement pour sa mission spatiale à bord de l'ISS. Samantha s'est envolée de Baïkonour à bord d'une fusée Soyouz le 23 novembre 2014.
La version anglaise (originale) peut être consultée sur son compte Google+ et la traduction italienne sur le site AstronautiNEWS. Toutes les photos postées proviennent de son journal de bord sur son compte Google+.